Souvenir n°276 :
« Je me souviens que Jean Jaurès fut assassiné au Café du Croissant, rue Montmartre. »
(Georges Perec, Je me souviens, 1978)
Qui se souvient de Raymond Jean ? Le lit-on encore aujourd’hui ? Je me souviens l’avoir eu comme professeur de littérature à l’université alors dite « de Provence ». Il collaborait à des revues prestigieuses comme le Magazine littéraire ou Europe, il nous semblait quelqu’un d’occupé, pas très bavard mais ses cours étaient très appréciés. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il écrivait aussi des romans. En 1987 est sorti ce drôle de film avec Miou-Miou, La lectrice. Au générique il était indiqué que l’histoire était tirée d’un roman de Raymond Jean… Raymond Jean ? cet homme discret qui m’enseignait la littérature ? et j’ai commencé – bien après leur parution – à lire ses livres, La lectrice (Actes Sud, 1986) et les autres. J’ai adoré La fontaine obscure (Seuil, 1976), qui se déroule en 1611 à Aix-en-Provence, à Marseille et à la Sainte Baume. Le procès de sorcellerie de l’abbé Louis Gaufridy et de Madeleine de Demandolx de la Palud est l’occasion de se balader dans un Panier qui n’a pas pris une ride depuis 1611. Il y a aussi les lettres de prison de Gabrielle Russier qu’il a publié après sa mort (Seuil, 1970), avec une troublante préface « Pour Gabrielle ». Mais qui se souvient encore de Gabrielle Russier ? Lorsque j’ai fait mes études de littérature, elle était déjà un souvenir mais j’avais comme enseignant également, en ancien français cette fois, le père et la mère du garçon amoureux. Ils enseignaient les yeux baissés, le cours bruissait de rumeurs mais je n’en avais pas les codes, j’ai compris plus tard en lisant cette introduction de Raymond Jean. J’ai découvert aussi, en le lisant, que Raymond Jean était communiste, et que Jaurès icône pacifiste assassiné 11 ans avant sa naissance, occupait une place particulière dans son monde.
Et voilà, il y a quelques années que le souvenir m’est revenu. En travaillant sur le fonds Anne Roche et Marie-Claude Taranger. J’entends soudainement Raymond Jean interrogé par une étudiante en littérature (qui est-elle ? la reconnaîtrez-vous ? aujourd’hui elle devrait avoir dans les 70 ans) sur ses années de vie en 1930. Avant de le reconnaître c’est l’ambiance de la salle de cours que ma mémoire exhume, je me retrouve transplanée dans les anciennes pièces du site Schuman.
L’enquêtrice n’indique jamais le nom de son informateur ni sa relation interpersonnelle mais on peut comprendre à l’écoute qu’il s’agit d’un ancien professeur de lettres de l’Université d’Aix-en-Provence, essayiste : Raymond Jean. Né en 1925 à Marseille, il n’était alors qu’un enfant pendant les années 1930 et nous livre ses tous premiers souvenirs, tout en analysant le mécanisme de la mémoire. Il fait appel à la psychanalyse de Sigmund Freud et à Georg Groddeck pour analyser son premier souvenir conscient : le motif d’un tapis oriental. Puis, il analyse ce qu’il appelle les « faux souvenirs », créés par des photographies. Dans un premier temps, il évoque sa famille et tout particulièrement son père, inspecteur des Douanes et homme de gauche. Du Front Populaire, il retient une atmosphère de liesse politique (rencontres électorales, défilés d’ouvriers). A propos de lui-même, il ne souhaite pas s’étendre sur sa période scolaire car il garde l’impression d’un monde répressif ; il ira même jusqu’à parler d’une « discipline de caserne ». En revanche il insiste sur l’avènement d’une « culture véritable », par le biais des films et des livres. Du cinéma de l’époque, il sera marqué par les premiers films de Marcel Carné comme Le jour se lève et par le cinéaste Jean Grémillon, réalisateur du Ciel est à vous. Il souligne la tendance populaire de ces films, qui ne sont pas pour autant populistes. Il n’oublie pas les films américains : films fantastiques, premiers westerns… Du point de vue de la littérature, il cite Le sang noir de Louis Guilloux, La nausée de Jean-Paul Sartre comme reflet de cette époque. A la fin des années 1930, il est fasciné par Jean Giono, emblème du courant pacifiste. La guerre sera pour lui une grande fracture qui marque son entrée dans l’âge adulte. Il donne l’image d’une France triste et fait un parallèle avec l’ambiance du film Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls. Il ne se rend compte du racisme que tardivement, lorsqu’il voit sur la carte d’alimentation de sa mère le tampon rouge : sa mère était juive. C’est alors qu’intervient sa première prise de conscience politique et intellectuelle : à l’âge de 16 ans, il s’engage dans un réseau de résistance : le FTPF (Francs Tireurs et Partisans Français) où il va avoir des responsabilités de plus en plus importantes. Il est particulièrement fier d’avoir participé à la libération de Marseille, à bord d’une jeep américaine, alors que ses parents étaient terrés dans leur cave. Il sait aussi montrer toute l’horreur de la guerre, notamment lors du bombardement du 27 mai 1944, lorsqu’une bombe éclate sous le tunnel du boulevard National. Au cours de son entretien il traverse Marseille et en particulier la topographie du quartier des Cinq Avenues jusqu’à la Blancarde. Il termine (mais l’enregistrement s’interrompt brutalement) sur un souvenir d’enfant lors d’un défilé sur le Vieux-Port lorsqu’il découvre l’esprit nationaliste arrogant qu’il a en horreur : un jeune homme sourd et muet, est sommé d’enlever sa casquette lorsque sonne La Marseillaise.
Ecoutez Raymond Jean : http://multimedia.mmsh.univ-aix.fr/phonotheque-4735
Consulter la notice de son entretien sur Calames.
Crédit photographique : Couverture du livre La fontaine obscure de Raymond Jean, éditions du Seuil, 1976